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Paris, Gare du Nord

Paris Gare du Nord, vers la marchandisation des grandes gares ?

« Au train où vont les choses, les choses où vont les trains cesseront bientôt d’être des gares » (Pierre Dac)

Le 4 novembre dernier, les différents syndicats de cheminots français déclenchent une grève « surprise » et se mobilisent devant la gare du Nord à Paris pour protester entre autres contre la disparition des agents d’escales dans les petites gares, ainsi que les dérives commerciales de la SNCF. Cette grève devant la Gare du Nord est loin d’être anodine.

Car la gare du Nord subit actuellement une autre importante contestation. En cause, le projet de réaménagement et l’extension de la première gare d’Europe (plus de 700 000 voyageurs quotidiens, entre 800 000 et 900 000 prévus d’ici 2030) prévu pour 2024, année olympique dans la capitale française.

Un projet pharaonique

Le projet prévoit ainsi de tripler (!) la surface de la gare, passant ainsi de 36 000m2 à 124 000m2, en doublant notamment les espaces de circulation, dans une ambition de transformer la gare en un « espace de vie ».

Espace de co-working, salle de spectacle (de 46 000m2), équipements culturels et sportifs, bureaux et de nouveaux commerces (avec 16 000m2 s’ajoutant aux 8 000 m2 actuels) seront donc intégrés à la gare du Nord pour en faire un centre d’activités et de loisirs à part entière.

Les travaux et aménagements, évalués à 600 millions d’euros, se veulent également écologiques : une terrasse végétalisée avec vue sur le Sacré-Coeur est par exemple prévue ainsi qu’un nouveau parking vélo, d’une capacité de 2000 places (1 200 dans la première proposition). Enfin, l’installation de panneaux solaires est également envisagée prévue sur les toits de la gare. De quoi assurer une image « développement durable » impérative et plaire aux pouvoirs publics.

SatioNord, c’est le nom de ce projet issu d’un partenariat public-privé (PPP), sous la forme d’un SEM (Société d’Economie Mmixte), entre la société SNCF Gares et Connexions et Ceetrus, filière foncière du groupe Auchan. On en doit l’architecture à l’agence Valode et Pistre, qui a notamment conçu le Grand Stade Pierre Mauroy à Lille ou l’Usine L’Oréal à Aulnay-sous-Bois, pour ne citer que ces deux réalisations. Ce chantier d’envergure a été validé par la mairie de Paris en juillet 2018 et devrait être lancé dès début 2020.

Mais depuis plusieurs semaines, StatioNord doit faire face à des premières difficultés. La première d’entre elles date du mois de juin dernier, lorsque la Commission départementale d’aménagement commerciale (CDAC) a rendu, à la surprise générale, un avis défavorable au projet, bloquant ainsi l’obtention du permis de construire.

Un retard qui a gelé de 4 mois l’avancée du projet, avant que l’échelon supérieur de la CDAC, la Commission départementale d’aménagement commerciale (CNAC) n’avalise, le 10 octobre, l’aménagement commercial de la future Gare du Nord.

La contestation d’experts

Mais la principale objection au projet a été lancée par un collectif d’urbanistes, architectes et historiens de l’art qui, dans une tribune publiée dans Le Monde le 4 septembre 2019, dénoncent une transformation « inacceptable » |1|. Parmi les co-signataires, les architectes Jean Nouvel et Roland Castro, l’historien Jean-Louis Cohen Perrault, l’économiste Pierre Veltz ou encore l’urbaniste Jean-Louis Subileau.

En cause, un projet bien trop tourné vers l’intérêt mercantile et le développement des services, au détriment des premiers usagers : les voyageurs. En effet, dans la dernière esquisse de SatioNord, les voyageurs seront contraints de passer par l’immense nouvelle zone commerciale pour accéder aux quais, à la manière d’un hub commercial d’aéroport, rallongeant de fait la distance et leur temps de parcours.

La deuxième critique pointe la sur-concentration d’activités sur un lieu d’échange déjà saturé et « fermé sur lui-même » |2|, les aménageurs n’ayant semble-t-il pas jugé utile d’intégrer au projet une réflexion d’ouverture sur le quartier. Cette concentration — notamment commerciale — remet par ailleurs en cause le projet de rééquilibrage métropolitain énoncé dans le Grand Paris, en créant une nouvelle concurrence d’activités et de chalandise avec l’agglomération de Plaine Commune (Saint-Denis ne se trouve qu’à une station de RER de la Gare du Nord).

Enfin, le collectif dénonce une atteinte patrimoniale à la gare actuelle, construite entre 1861 et 1865, dessinée par Jacques Ignace Hittorff et inscrite (mais non classée, donc peu protégée) sur la liste des Monuments Historiques depuis 1975. Les experts mobilisés jugent en effet que la halle sera « bel et bien défigurée par les passerelles et les dalles » |3|.

Une bataille politique s’engage

En plus de cette charge d’« experts », StatioNord a perdu un allié politique de poids : la mairie socialiste de Paris a fait volte-face depuis l’été dernier et souhaite que la SEM révise sa proposition.

En effet, alors que le Conseil de Paris (du 10 juillet 2018) avait voté en faveur du projet de StatioNord, Hidalgo salutant même un un « réaménagement ambitieux » qui permettra de « mieux accueillir les visiteurs tout en améliorant le cadre de vie des Parisiens » |4|, la majorité PS du conseil municipal se place désormais en défaveur du projet.

Les élus jugent alors ce dernier « trop commercial, dense, pas assez tourné vers les voyageurs », et estiment que cette « dimension commerciale ne doit pas prendre le dessus sur les services rendus aux usagers » |5|, dans un texte signé notamment par la maire du 10e arrondissement de Paris, Alexandra Cordebard, et l’adjoint en charge de l’urbanisme à la mairie de Paris, Jean-Louis Missika. Celui-ci suggérait même de revenir sur le « projet Wilmotte » discuté entre la Ville de Paris et la SNCF en 2015, moins onéreux et moins commercial que celui de StatioNord, mais abandonné par la SNCF en 2016.

L’opposition dénonce de son côté une manoeuvre politique de la part de la majorité, à quelques mois des élections municipales, afin d’obtenir le soutien des communistes et écologistes, opposés depuis le début au projet actuel.

Pour Valérie Pécresse, la présidente conservatrice de la région Ile-de-France, le « projet doit voir le jour » |6|. Même grincement de dent du côté du gouvernement, qui affirme, par la voix de son secrétaire d’État aux Transports, Jean-Baptiste Djebbari, que le « projet est nécessaire » et qu’il « sera validé » |7|. Et les partis de gauche de rester tout aussi dubitatifs face à cette volte-face de la municipalité. La Ville n’est d’ailleurs pas à une contradiction près, puisque même si elle n’a pas soutenu le projet en CDAC, elle a tout de même donné son avis favorable pour le permis de construire du projet Gare du Nord 2024 en juillet dernier |8|.

Une ouverture vers un nouveau projet ou simple manoeuvre ?

Mais face aux pressions politiques et à la défiance des riverains et usagers, la SNCF a accepté de discuter avec la Ville afin de trouver un accord rapide sur une évolution du projet. C’est ainsi que le 5 novembre dernier, quatre experts ont été nommés, dont deux signataires de la tribune du Monde : l’urbaniste Jean-Louis Subileau, ancien directeur des SEM (Société d’économie mixte) Tête-Défense, Eurallile ou Val de Seine Aménagement et l’économiste-ingénieur Pierre Veltz. A leurs côtés, les architectes Anne-Mie Depuydt et Caroline Poupin. Cette équipe va devoir plancher sur une refonte du projet et amener des propositions d’amélioration qu’ils devront rendre pour le 19 décembre prochain.

Ces suggestions n’auront néanmoins qu’une valeur consultative, et la SNCF restera libre de les intégrer ou non au projet. Plusieurs questions se posent alors : verra-t-on une réelle refonte du projet actuel afin, comme le souhaite la Ville, de « dédensifier le programme » |9| et garantir une place prioritaire aux usagers ? Ou est-ce une simple manoeuvre de la part de la SEM, qui n’actera que de petites modifications à la marge ?

Qui plus est, on peut craindre que ce recours à des experts, en y intégrant des opposants ayant pignon sur rue, soit une stratégie de contournement afin de légitimer publiquement un projet dont la seule contestation possible serait limitée au domaine de l’expertise reconnue.

Marchandisation de l’espace

Si nous souhaitons éviter de créer des lieux impersonnels, dont l’offre ne répond plus aux besoins fonctionnels des principaux usagers, en transformant une gare en « aéroport globalisé », il est nécessaire de remettre en cause l’aspect mercantile dominant de ces espaces publics.

Un parallèle est à faire, toute proportion gardée, avec la gare des Guillemins à Liège, du point de vue de la fonctionnalité de l’espace public. Au-delà de sa monumentalité symbolique comme outil de marketing territorial, nous retrouvons un espace intérieur aménagé pour une offre commerciale : les commerces sont intégrés dans des alcôves entre chaque quai au même titre que les guichets de la SNCB. Il en résulte une impression d’équivalence, une non-différenciation, avec les autres fonctions commerciales, loin de la centralité spatiale que le service devrait posséder. Qui plus est, les espaces que l’on peut attendre dans une gare, où les voyageurs peuvent s’asseoir, attendre (au chaud et à l’abri des courant d’airs !) ou y passer un peu de temps sont cruellement rares.

Privatisation d’intérêts publics

On peut tout de même se poser la question, outre les aspects formels et fonctionnels de la proposition, de l’intérêt public et collectif d’un tel projet, qui n’est pas sans en rappeler d’autres (gare de Montparnasse, le Palais Omnisport Paris-Bercy...). D’autant qu’à la suite de la réalisation du projet, Ceetrus deviendra le propriétaire majoritaire de la Gare du Nord (à hauteur de 65%), contre la SNCF (35%). Comme nous le rappelle le magazine Marianne |10|, la SNCF se transformera au 1er janvier 2020 en une société anonyme, faisant totalement basculer le projet en question dans le giron de groupes privés.

Plus édifiant encore, alors que Valérie Pécresse se félicite de l’autofinancement privé de ce maxi-projet censé représenter un intérêt public, on constate, d’après l’avis d’attribution |11| que sur les 585 millions d’euros investis pour la réalisation de la future gare, seuls 50 millions sont alloués aux « espaces régulés » de la gare, l’ensemble de cette somme étant financée par la SNCF. Les 535 millions restant seront donc investis dans les autres espaces d’activités non-gérés par la SNCF, à savoir les équipements culturels et sportifs, les bureaux, les services et les commerces.

Au-delà de la réflexion sur la propriété des services publics et de leurs espaces, la systématisation des partenariats publics-privés ne risque-t-elle pas de systématiser ces frictions, d’accroître la dépendance aux investissements privés et aménager des lieux privatisés où les libertés sont restreintes, comme le droit de réunion ou de manifester ?

Dans ce contexte, une manifestation des cheminots à la Gare du Nord pour dénoncer l’automatisation des services publics n’est peut-être pas si anodine que ça.

Les cheminots ont déjà dénoncé « l’aéroportuarisation » de leurs gares : plus de commerces, moins de services et d’espaces publics. Et le terme n’est pas employé à la légère. Les aéroports de Paris sont eux-même en procédure de privatisation, en suspend pour le moment en raison d’une procédure de référendum d’initiative partagée (RIP).

|1| Le Monde – 03/09/2019 - « Le projet de transformation de la gare du Nord est inacceptable ».

|2| Ibid

|3| Nouvelle tribune du même collectif dans Le Monde – 17/10/2019 - « La gare du Nord mérite le meilleur. Mais où est le meilleur ? ».

|4| Le Point.fr – 09/10/2019 - « Nouveau projet de la gare du Nord à Paris : le cauchemar sans fin »

|5| Le Point.fr – 01/10/2019 – Source AFP - « La mairie de Paris s’oppose au projet de rénovation de la gare du Nord »

|6| Le Point.fr – 02/10/2019 – Propos recueillis par Marion Cocquet - Rénovation de la gare du Nord - Valérie Pécresse : « Ce projet doit voir le jour »

|7| Le Point.fr – 09/10/2019 – Source AFP - Nouveau projet de la gare du Nord à Paris : le cauchemar sans fin

|8| LeParisien.fr – 11/07/2019 - Paris : coup d’arrêt pour le centre commercial géant de la gare du Nord

|9| 20 minutes.fr – 18/10/2019 - Réaménagement de la gare du Nord : La SNCF et la Ville de Paris vont réviser le projet

|10| Marianne.net – 11/10/2019 - Privatisation : comment la gare du Nord à Paris va devenir une machine à fric.

|11| Avis d’attribution « Transformation Gare du Nord » publié dans le Bulletin officiel des annonces des marchés publics (BOAMP) du 27/03/2019

Pour citer cet article

Hagenmuller A., « Paris, Gare du Nord », in Dérivations, numéro 6, décembre 2019, pp. 13-16. ISSN : 2466-5983.
URL : https://derivations.be/archives/numero-6/paris-gare-du-nord.html

Vous pouvez acheter ce numéro en ligne ou en librairie.

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